Secret, secrets... d’Etat(s), d’alcôve(s), industriels, littéraires...

Le temps est dépassé où un bon cachot, la corde ou la décapitation (le poteau d’exécution est d’invention plus récente - à un moment où le concept même de secret commence à s’éventer) autant de moyens propres à assurer, croyait-on, la restriction de la connaissance d’une information à quelques individus "accrédités". Aussi est-il licite de se poser quelques questions sur le rôle, la portée et la réalité des secrets. 


Citation invitée : Les oreilles d’âne du roi Midas et l’exécution du coiffeur trop bavard ? Un secret d’État, un pauvre bougre, au mauvais moment, au mauvais endroit… !!!

Il y a quelques jours, le bruit a soudainement couru d’une incursion de "hackers" chinois dans les ordinateurs du Pentagone. Depuis des années, chaque jour nous apporte une information du même type et quand le silence règne, c’est que le secret gestionnaire tente de protéger le secret éventé.

Plutôt que de vaticiner sur la définition du secret, intéressons-nous plutôt à sa fonction. Si Paris valait bien une messe, le secret vaut bien un numéro des "Humeurs stratégiques". Interrogeons-nous sur la durée de vie d’un secret, quelques heures, quelques jours, quelques mois, rarement plus.

La question ne se pose-t-elle alors pas de savoir s’il n’y aurait pas lieu de recourir à l’examen de son "pourquoi" et d’envisager s’il n’y aurait pas lieu de penser à d’autres règles du jeu ?

LE SECRET ! POURQUOI ?

Pourquoi, diable, manifestons-nous une telle propension au secret ? Les textes les plus anciens, ésotériques ou pas, mythologiques, porteurs de sagesse ou d’enseignement, les récits les plus divers, tout ce qui s’est écrit, tout ce qui s’écrit encore, baignent de secrets, de leur divulgation comme des supplices les plus affreux subis par celles et ceux qui les ont trahis ou qui ont simplement été accusés de les avoir trahis sans que pour autant les preuves formelles en étant apportées.

Du roi Midas au capitaine Dreyfus, de Mata-Hari aux acteurs de l’Orchestre rouge, des récits de Tallemand des Réaux aux "Historiettes" de la Régence, qu’il s’agisse d’alcôves, de bureaux présidentiels ou de cabinets royaux, il n’est pas un fragment d’histoire qui ne recèle un élément de secret. Et ce qui est plus caractéristique encore de ces atmosphères, c’est que tous ces secrets, s’ils ont été des secrets pendant des périodes variables, ont néanmoins été portés sur la place publique.

Alors, un secret, à quoi ça sert ?

Le paramètre qui fonde l’organisation de notre société est la compétence. Les circonstances qui ont peu à peu modelé notre structure sociétale nous ont conduit à développer un système d’évaluation des compétences respectives des sociétaires. Compte tenu des besoins révélés par l’évolution du groupe, nous avons substitué à la compétence explicite (c’est-à-dire à la performance sur le terrain), une variable plus accessible, la quantité de savoir possédée par un individu donné. Nous vivons aujourd’hui le stade ultime de cette évolution qui exaltait le savoir comme l’élément fondateur du pouvoir. Cette équation simple au point d’en être simpliste, justifie notre organisation et, réciproquement, attache à la possession du savoir un caractère d’instrument de pouvoir.

Ainsi, alors qu’à l’origine, la possession d’un savoir assurait la garantie d’une compétence, très vite nous avons assisté à une déviation sociale. De garantie de compétence, la possession d’un savoir est devenue légitimation d’un pouvoir. Ce qui aurait pu assurer le jeu d’une concurrence en vue de la promotion des "meilleurs", c’est transformé en un système de protection corporatiste. L’accession au savoir a été de plus en plus réservée à des catégories particulières. La transmission et le partage des informations, éléments d’une transmission et d’un partage du pouvoir, sont alors devenus synonymes de la possession du pouvoir. Tout naturellement, la rétention d’information, c’est-à-dire une exclusivité de possession d’un savoir donné, est devenue une garantie de jouissance d’une supériorité. Mais de la gestion de la Cité aux mécanismes du marché, les mêmes caractéristiques décrivent les conquêtes industrielles, commerciales et de services. Etre le premier, demeurer le seul, protéger son savoir-faire et sa capacité d’innovation, autant de démarches qui, en fin de compte, sont de la même nature. Acquérir un savoir, le protéger, éventuellement s’en assurer la propriété exclusive aussi longtemps qu’il est possible.

A généraliser, il est clair qu’il existe un surprenant parallélisme entre la possession d’idéologies et celle d’un portefeuille de brevets. Certes l’acte de propriété n’est pas exprimé dans les mêmes conditions mais au fond l’idée est la même.

Aussi est-ce à partir du pouvoir assuré par la possession d’un savoir que ce sont développées des politiques de protection dans la mesure où le compétiteur, quel qu’il soit, a toujours tenté de saisir et de s’approprier le capital immatériel accumulé par le concurrent. C’est de cette lutte, de cette tentative permanente de "cambriolage" que sont nées toutes les dispositions de protection organisées autour de la notion de secret. Cette notion est profondément ancrée dans nos démarches les plus individuelles au point qu’elle inspire tous nos comportements dans un monde où tout n’est que lutte pour le pouvoir. Compétitions entre individus sur le plan même de leur vie privée, compétitions entre groupes sociaux, compétitions entre sectes idéologiques, philosophiques ou religieuses, compétitions entre créateurs, producteurs et marchands, il n’est pas de secteur de notre terrain socio-sociétal au sens le plus large du terme, matériel et immatériel, qui échappe à ces comportements. C’est dire que notre conception du secret naît de l’uniformité de nos regards sur le savoir, son acquisition, son transfert et sa relation au pouvoir.

LE SECRET ! COMMENT ?

Tout naturellement, et en même temps que le besoin de la propriété exclusive de l’information traduite dans une procédure de secret, nous avons introduit tous les mécanismes de protection du secret.

Cela dit, ce secret a entraîné l’apparition de toutes les procédures dont le but déclaré, public et reconnu dont l’objet était, est toujours d’ailleurs, de lever, briser, décrypter, d’acquérir, selon la terminologie choisie… le secret. Et l’expérience montre qu’en fin de compte, il n’est pas de secret qui le demeure éternellement.

La mythologie déjà nous en avertissait à travers de multiples anecdotes. Celle du roi Midas, de ses oreilles d’âne et du triste destin de son coiffeur trop bavard sonne comme un triple avertissement :

• Il n’est pas de secret qui puisse être indéfi-niment maintenu ;

• Il n’est pas d’information qui ne puisse être sujet de secret ;

• Acquérir un secret est le plus souvent une opération difficile qui comporte de grands risques pour celle ou celui qui se charge du viol.

En fait, comme nous l’avons souligné il n’est d’in-formation qui ne puisse être sujet de secret. Le mé-canisme qui fait d’une information un secret s’initie à partir de la personnalité physique ou morale du détenteur de cette information, serait-il un individu, un groupe, un Etat, une entreprise, une administration et de son influence sur le fonctionnement de son environnement. Il (ce mécanisme) dépend, par conséquent, de l’usage qu’en fait le possesseur initial comme l’usage que le compétiteur, quel qu’il soit, se propose d’en faire, une fois acquis. Bref, ne peut demeurer secrète que l’information tellement privée qu’elle est inutilisable par la plupart.

Quels que soient les domaines et les sujets concernés, la "transmutation" d’un secret en pouvoir exige selon les circonstances qu’il soit transmis à des fins de développement ou que son existence soit connue tout en assurant la confidentialité de son contenu éventuel. Cette conception de la possession d’information comme de son pouvoir potentiel conditionnent immédiatement et à jamais l’environnement social dans lequel ce schéma prend vie. Un monde où le secret devient un paramètre fondateur de pouvoir constitue un univers où tout se règle dans une atmosphère de "gendarmes et de voleurs". C’est dire qu’il y aura toujours des possesseurs de secrets et des consommateurs éventuels de leur contenu.

Entre alors en jeu toute une politique sournoise, parallèle, elle-même fondée sur le secret, dont l’objet est double et complémentaire. D’une part posséder plus d’informations de l’adversaire (quelles que soient les formes de la concurrence) et d’autre part, tenter d’acquérir les informations possédées par l’adversaire. Dès lors qu’il s’agit de pouvoirs, leur multiplicité exige que tous les terrains concernés deviennent autant de champs de bataille. C’est dire qu’il s’agit d’une guerre constante même si le terme paraît terrifiant au point que soient inventés un grand nombre d’euphémismes, l’intelligence économique, par exemple quand il s’agit de secrets industriels, bancaires ou commerciaux. De tous temps, l’espionnage et le contre-espionnage ont été d’abord des fonctions régaliennes même si certains terrains ne semblent avoir pris une importance médiatisée qu’à partir de la seconde moitié du dix-neuvième siècle.

Depuis longtemps, déjà, le monde économique a tenté d’inventer des protections qui "moralisent" cet univers interlope en inventant, par exemple, une procédure internationale de brevets. L’expérience montre que la contrefaçon, une certaine manière de saisir les secrets de l’adversaire, du concurrent, en partant des développements mêmes que leur possession a autorisés, le plagiat, prennent des extensions imprévisibles et planétaires, tous les pays couvrant d’une manière ou d’une autre la richesse informationnelle de ses nationaux ainsi que leurs tentatives de l’augmenter par les moyens les plus indélicats.

L’expérience montre aussi, à mesure que le temps passe, que les sommes mises en jeu de part et d’autre, c’est-à-dire dans la création d’informations stratégiques, la conservation de leur confidentialité comme dans l’acquisition des informations possédées par la concurrence deviennent phénoménales. Ces budgets de guerre à la mise en œuvre desquels aucune communauté ne semble pouvoir échapper relèvent d’une conception malthusienne du savoir. Dans un monde où les droits l’emportent constamment sur les devoirs, toute malversation finit par trouver une justification sociale.

En revenant aux "fondamentaux", le raisonnement qui justifie le secret s’exprime d’une manière tellement simple qu’elle en apparaît simpliste.

 :• Le savoir est synonyme de pouvoir.

• Toute rétention d’information constitue, par conséquent, un élément de pérennisation du pouvoir. Le secret est un des éléments de lé rétention, d’où la généralisation de sa pratique.

Toute la "philosophie" du secret, de sa défense comme des tentatives d’appropriation des informations couvertes par le secret reposent donc sur cette conception particulière de la possession du savoir et de l’usage qui en est fait.

Qu’il s’agisse de politique, de stratégie ou de tactique, quel que soit le domaine considéré, de la gestion de la Cité au développement industriel, commercial ou bancaire au cours de ses diverses étapes, les mêmes causes entraînent les mêmes effets. Partout, les institutions publiques ou privées, tentent de mettre au point des procédures de protection qui vont du contre-espionnage à son complément, l’espionnage, qui définissent des "règles de bonne conduite" sous forme de politiques de brevet à vocation internationale.

Il est pourtant curieux de constater que toutes ces considérations, ces utilisations de l’information, ces tentatives de contrôles ne relèvent pas tant d’un "pourquoi", c’est-à-dire d’une analyse politique et de son expression stratégique, que d’un "comment", c’est-à-dire d’une conception purement tactique de la nature des environnements. L’ignorance d’une donnée constante, celle de l’amont de la recherche de l’information, c’est-à-dire d’une tentative permanente de formulation d’une politique du développement, d’une réflexion sur l’invention, ses mécanismes et ses conséquences.

LE SECRET NE FREINERAIT-IL PAS L’ÉVOLUTION ?

Matière à secret ?

Des "tours de main" des artisans d’autrefois aux inventions les plus récentes de la miniaturisation électronique en passant par les multiples savoirs inventés chaque jour, les innombrables objets de l’ingénuité humaine, les surprenantes constructions de l’esprit qui inventent et préfigurent les environne-ments philosophiques et matériels futurs, tout est matière à secret dès lors que c’est le résultat d’un acte créatif. "L’à quoi ça sert" de l’information considérée s’exprimera selon les objectifs que se propo-sent aussi bien l’inventeur, individu isolé observateur attentif des souhaits de la multitude, que le groupe, la société, collectivement attachés à un développement,

Le problème se pose alors des choix qui conduisent à garder ces informations secrètes et, par voie de conséquence, à développer cet appareil de ges-tion du secret où se rencontrent aussi bien des mécanismes et des protocoles de nature "défensive" destinés à assurer la confidentialité, à la pérenniser que toutes les démarches de nature "agressive" dont l’objet est d’acquérir les informations confidentielles détenues par l’ensemble de la concurrence envisagée dans son sens le plus large.

Entendons-nous bien, tout est information. Un modèle révolutionnaire d’objet ancien revisité ou l’introduction d’un objet nouveau, le choix de telle ou telle autre politique et de sa stratégie de gestion de la Cité ou d’une entreprise, le choix d’un développement… Et tout est, par conséquent, affaire de pouvoir, à conserver, à défendre, à acquérir… à exercer, enfin.
Cette conception de l’information et de sa transformation permanente en pouvoir, voire en pouvoirs, dessinent, sculptent, déterminent une forme de société, une manière d’être, le courant même des évolutions et des développements. Pour assurer un équilibre entre les multiples forces en présence, Elles exigent la constitution d’un système et de son évolution permanente afin d’intégrer constamment les évolutions des méthodes et des techniques de gestion de la confidentialité. Celles-ci dépendent, en outre, des domaines considérés.

Bref, considérées sous cette angle, les diverses opérations qui mettent en jeu cet équilibre constituent globalement la poursuite d’une guerre avec tous ses aspects qui vont de la totale discrétion à la publicité planétaire et où toutes les méthodes sont licites rapportées aux résultats espérés.

C’est dire l’énergie, les moyens financiers et humains, une philosophie de la création, consacrés à la poursuite quotidienne sinon de la conquête, du moins d’un équilibre fût-il précaire, en vain, concernant l’objectif proposé !

Pourtant, en portant notre regard sur "l’à quoi sa sert" en essayant d’imaginer une autre manière d’assurer l’atteinte des objectifs considérés, en particulier la conquête, la possession et le partage des marchés, il n’est pas certain que d’autres modèles ne puissent être imaginés et mis en œuvre dont le ren-dement politique et social serait incomparablement plus harmonieux.

En fin de compte, si le secret paraît nécessaire, c’est que nous n’avons pas, jusqu’ici, imaginé de meilleure démarche pour tenter de s’assurer le bénéfice éventuel ou présent de la mise en œuvre de l’information concernée. Imaginons, alors, de porter notre attention sur l’utilisation des objets du secret. Au lieu de tenter d’interdire à la concurrence de s’assurer par quelque moyen la communication de cette information en vue de son utilisation, peut-être serait-il plus constructif, plus productif et plus efficace de s’intéresser plutôt à l’usage qui pourrait être, qui est, fait de cette information rendue publique ?

Le problème du secret se poserait alors autrement. Il s’agirait, d’une part, de supprimer tout ou partie du secret mais d’accompagner cette libéralisation de règles très strictes accompagnant et encadrant l’utilisation qui pourrait être faite des informations concernées. Toute une panoplie de sanctions éventuelles dont la quasi automaticité rendrait une application immédiate, un régime indiscutable de dommages et intérêts financiers, en quelque sorte un dispositif automatique de royalties. La concurrence la plus loyale, les déviances comme le plagiat ou une civilisation guerrière seraient alors remplacées par un climat de neutralité sinon de coopération. Ce ne sont là que quelque pistes, il y en a de multiples à explorer. En fait, l’idée directrice est de substituer à un climat d’opposition et de concurrence, un climat de collaboration. Les budgets actuellement consacrés à la gestion d’un environnement où règnent la méfiance et le parasitisme seraient alors tout naturellement consacrées à un développement de la recherche sur une base de neutralité réciproque, voire d’une collaboration enrichissante.

De toute manière compte tenu de l’impossibilité de plus en plus évidente de conserver un secret dans ce monde où les technologies de recherche du renseignement évoluent aussi vite que les nécessités qui en créent le besoin, l’expérience et l’évolution des besoins futurs indiquent clairement la direction à suivre. Dans l’état actuel du monde et en tenant compte des conditions de son développement telles qu’il est possible de les envisager, les voies qui s’offrent aux groupes comme aux individus sont parfaitement définies :

- la confrontation, la guerre des brevets, des influences et la lutte permanente pour le contrôle des marchés avec comme conséquence fatale, aujourd’hui, demain dans vingt siècles, qu’importe, l’explosion planétaire ;

- la coopération, une recherche plus puissante encore, née de la multiplicité des regards, une multiplication des marchés grâce au développement et à l’évolution concomitante de la demande et de l’offre, accélérée par une utilisation "offensive" des liquidités actuellement gelées dans des activités stupidement protectrices.

Alors, l’abandon du secret, une multiplication de la puissance créatrice de la société ? Le premier pas vers un monde dont la règle ne serait plus celle de la confrontation sans retenue mais celle de la coopération permanente ?

Un joli programme, tout de même, que celui qui mènerait à la réification d’une utopie apparente ?

Qu’en pensez-vous ?

Romain JACOUD


vendredi 7 novembre 2008 (Date de rédaction antérieure : octobre 2007).