Pour qui sonne le glas ?

L’état actuel de l’entité virtuelle que les hommes et femmes politiques essaient de nous faire prendre pour l’Europe semble traverser un moment où les masques tombent et où les constructions imaginaires brutalement éclairées prennent leur aspect véritable : la transparence des idées fumeuses.

Dur ? Violent ? Exagéré ? Non ! Seulement le cri de l’enfant étonné qui découvre un roi nu alors qu’on tente de lui faire croire qu’il porte le costume rutilant d’un monument éternel.


Voilà des années que les "Humeurs stratégiques" regardent cette Europe qui nous offre autant de réalité qu’un décor. Voilà des années que nous rappelons qu’il n’est pas de projet réalisable qu’on n’ait exprimé une politique, défini une stratégie et inventé les tactiques propres à le transformer en une construction matériellement discernable.

Le terrain de l’administration de la Cité, la politique pour tout dire, puisque c’est ainsi qu’il est balisé, présente un caractère particulier : il est rare qu’une erreur qui s’y développe puisse être traitée avant que ses conséquences n’aient atteint un niveau déraisonnable. Dans la plupart des cas même, l’erreur est poussée jusqu’à l’absurde au point d’échapper à tout contrôle. C’est pour-quoi, l’analyse des conditions de son développement est toujours pleine d’intérêt. Elle permet d’éviter des développements catastrophiques sur d’autres terrains où elle peut être décelée plus tôt.

Nous assistons depuis le début de la crise financière américaine et de sa dérive économique mondiale à le réification d’un mythe, l’Europe, cette construction de "papier(s)", cette accumulation de règlements dont nous honore la communauté bureaucratique qui constitue l’Europe à Bruxelles.

Une démarche passionnante et révélatrice qui dès le premier jour portait en elle les éléments indispensables à son échec. S’il n’est pas facile de faire l’Histoire tous les jours et à heures fixes comme semblent le penser tous les bureaucrates, il est plus aisé d’en analyser le déroulement : il ne s’agit plus de prévoir mais de collationner des textes et de lire l’univers que dessine leur accumulation.

UN ENCHAÎNEMENT FATAL

Depuis des années, les critiques fusent de bien des bords pour dénoncer la bureaucratisation de l’administration de l’Europe. Hélas, le temps n’est plus où, ici ou là, nous pouvions nous disputer le privilège d’avoir "vu" avant les autres. Ce titre de gloire, s’il est une douce caresse d’ego, est largement dépassé. La dénonciation véhémente des erreurs passées est la satisfaction des petits esprits qui peuvent ainsi rejeter la responsabilité sur d’autres et exciper de mains supposées blanches et pures. Mais comme dit la sagesse des nations : "L’enfer est pavé de bonnes intentions !"

Bien au-delà de cette habitude "bien de chez nous" de la recherche de boucs émissaires, tentons de retrouver comment nous en sommes arrivés là. Entendons-nous bien : nous ne souhaitons pas rechercher des responsabilités, dénoncer des manipulateurs cyniques et réunir un tribunal de l’histoire devant lequel des ambitieux sans envergure seront appelés pour rendre des comptes. Nous ne le souhaitons pas pour plusieurs raisons : la plus importante, peut-être, c’est que, quelles que soient les circonstances, nous, les peuples de l’Europe, sommes les premiers responsables de l’état actuel des choses. Par indifférence, par paresse, par aveuglement, nous avons laissé les choses aller et, encore aujourd’hui alors que le mur est en vue, nous nous replions sur nos petits prés carrés sans même tenter d’obtenir quelques indications des pilotes du navire. Parmi les autres raisons, il y a que par construction, nous autres Gaulois et assimilés, nous avons tendance à être "communaux chauvins", c’est-à-dire à pratiquer un regard sur le monde dont la portée dépasse rarement les limites de notre canton quand ce n’est pas celles de notre commune. Contrairement à ce que d’aucuns se donnent un mal de chien à nous faire croire, nous sommes bien moins racistes que xénophobes, d’une xénophobie née de notre histoire locale et qui invente l’ennemi à la porte même de nos villages. "La guerre des boutons" est bien plus qu’une fantaisie scolaire campagnarde !

Cela dit, revenons un peu sur l’état d’esprit qui était celui de la plupart des peuples de l’Europe de l’Ouest tout de suite après la guerre. Entre 1940 et 1945, une certaine Europe a existé. Dans une certaine mesure, elle avait des caractères communs (ne nous faites pas dire ce que nous n’insinuons même pas, il existe trop de différences entre l’Europe de 1798-1815 et celle de 1939-1945 pour éviter tout procès d’intentions) avec celle que nous "bricolaient" les guerres napoléoniennes : une juxtaposition d’Etats sous la coupe d’une puissance militaire brutale au service d’une idéologie. C’est sur ce dernier point que s’arrêtent les similitudes. L’ambition napoléonienne si elle avait un caractère visionnaire ne traduisait pas d’idéologie particulière. L’ambition hitlérienne, par contre s’appuyait sur une idéologie d’autant plus puissante qu’elle était fondée sur un postulat de supériorité raciale. Mais revenons à nos moutons originaux : 1945, l’Europe est un champ de ruines, une haine profonde oppose les Alliés vainqueurs aux restes de l’Allemagne vaincue ainsi qu’à toutes celles et ceux qui, dans leurs pays respectifs, ont été convaincus par les thèses nazies. Dans cette atmosphère délétère, deux hommes, le Général de Gaulle et le chancelier Adenauer, ont saisi immédiatement que l’équilibre du vieux continent reposait non seulement sur la réconciliation entre leurs pays respectifs mais aussi, et surtout, sur une alliance authentique. L’un et l’autre savaient aussi que le chemin serait long et qu’il n’était pas facile de s’y engager. Très vite, la simple vision d’un couple franco-germanique s’est prolongée d’une idée élargie, celle d’une Europe restreinte. Pour mémoire des hommes comme Robert Schuman, Jean Monet, Charles Spaak, de Gasperi, puis Jacques Delors ont constitué à des degrés divers ce petit groupe qui allait batailler pendant des décennies.

Un détail cependant et qui a son importance parce que c’est à la négligence de ce détail que nous devons aujourd’hui d’être dans une situation catastrophique. Partant du principe que la plupart des populations concernées, les français en particulier, ne pourraient se résoudre à "passer l’éponge", les "Européens" ont cru nécessaire de pratiquer une tactique de petits pas marqués par l’introduction de règlements techniques. L’aspect simplificateur de ces mesures en ce qui concerne les déplacements, les échanges de personnes et de biens par exemple, leur permettait d’être acceptées sans trop de perturbations. A plusieurs reprises, pourtant, la situation avait été délicate ; ainsi les négociations autour de la création de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier), de l’adhésion à l’OTAN, des tentatives d’armée européenne. Ce détail, c’est que jamais, publiquement du moins, la question n’a été discutée de la nature de l’Europe envisagée par les "happy fews". Certes des oppositions sont apparues mais les positions qu’elles matérialisaient n’ont jamais été clairement portées à la connaissance des populations. Les "souverainistes" (à l’époque, le qualificatif n’était pas encore né) étaient disqualifiés comme nationalistes, conservateurs, quasiment xénophobes, le progrès étant exprimé par les tenants d’une "agglomération" intégrante (?). Jamais, les positions du Général et son opposition à l’Europe bruxelloise n’ont donné lieu au débat véritable qui était de déterminer la nature de l’Europe à envisager.

Une de ces erreurs monumentales que nous ne cesserons de payer que le jour où ce débat aura eu lieu, bref le jour où la vision qui conduira à l’Europe aura été présentée et que ses différentes formes auront été triées pour conserver celle qui aura l’adhésion de la plus grande majorité… des citoyens.

En l’absence de ce débat, le système d’organisation mis en place était destiné à promouvoir un socle administratif de gestion quotidienne. Constitué de soixante-quinze hauts fonctionnaires, inamovibles, éventuellement reconductibles et indépendants, divisés en trois groupes, vingt-cinq commissaires administrateurs, vingt-cinq juristes et vingt-cinq banquiers, le décor était planté pour le développement d’un opéra bureaucratique dans un univers technocratique. Au jour le jour, sous la pression des "lobbies" divers et variés, politiques, syndicaux, corporatifs, nationalistes, s’est bâtie une pyramide de règlements qui a fini par constituer un semblant de politique, plus enfant du hasard que d’une quelconque vision.

Mais à force, l’arsenal de mesures dont le contenu était véritablement technique a fini par s’épuiser et la quote-part "politique" a fini par apparaître. Longtemps contenue, il a bien fallu la rendre publique en prenant une mesure dont la nature éminemment politique ne pouvait être masquée : la monnaie unique… et encore ! Aussi, pour faire passer son contenu politique à l’arrière-plan, la technocratie bruxelloise s’est-elle lancée dans une course à l’hypertrophie en engloutissant à tort et à travers le moindre lopin de terre offert à sa gourmandise débridée et anarchique. La technocratie à son meilleur, tentant de nous faire croire que la monnaie, intrinsèquement un moyen, est un objet économique, quasiment un but. Un comble !

Evidemment, il a bien fallu tenter de modéliser la chose, Maastricht d’abord, la comédie de la constitution giscardienne ensuite. Autant d’échecs pitoyables qui ont laissé en suspens la question fondamentale de la matérialisation de la vision européenne. Une Europe, certes, tous, nations et peuples, en sont conscients. Mais quelle Europe ? Centralisée, une réunion de Nations, une fédération mais de quel genre, des Etats-Unis à l’américaine, un Commonwealth à la britannique, une fédération à la RFA, à l’espagnole, l’URSS de 1938 (une des constitutions fédérales le plus étonnamment progressiste) ? Bref, une Europe, à quoi devrait-elle servir ? Cela dit, sa forme en serait quasiment déterminée comme ses contours d’ailleurs.

Et où en sommes-nous ? Pas de vision, pas de politique, pas de stratégie, pas de tactique ! Une monnaie unique mais pas de politique qui permette de la gérer. Comme la nature, entendez la monnaie, a horreur du vide, l’euro se gère selon les idiosyncrasies de monsieur Trichet, président de la BCE, plus comptable qu’économiste. Aussi, face à une catastrophe financière, industrielle, politique et socio-sociétale, la seule réponse est un sauve-qui-peut qui accélère la dégradation. Quand y verrons-nous clair ? L’Europe bruxelloise actuelle est un échafaudage de règlements. Elle est conçue pour administrer… sans intelligence de la situation…, elle n’est pas faite pour promouvoir et animer une politique.

NOUS ENTRERONS DANS LA CARRIÈRE QUAND…

Peut-être vaudrait-il mieux ne pas attendre que nos aînés aient quitté la carrière pour tenter d’y entrer, moins pour sauver les meubles, il n’y en a jamais eu, que pour construire. La situation est, en effet, tout à fait exceptionnelle : tous les faux-semblants sont étalés, toutes les insuffisances, évidentes, tout ce qu’il ne fallait pas faire a été fait. Tout est devenu possible, nous pourrions presque dire qu’il suffirait de prendre à contre pied l’ensemble des démarches engagées depuis le Traité de Rome.

Mais on ne remplace pas du "n’importe quoi, par du n’importe quoi" ! Dans une situation désespérée, on commence par se saisir du pouvoir. En l’occurrence, les Etats doivent reprendre le pouvoir qu’ils ont abandonné entre les mains de fonctionnaires irresponsables. Une fois ce pouvoir rétabli, deux séries de mesures.

• La première, conservatoire, sera de bloquer le fonctionnement à ce jour dans l’état actuel à cela près que plus aucune mesure nouvelle administrative, gestionnaire ou financière ne pourra être prise jusqu’à nouvel ordre. Toutes les opérations de développement, d’élargissement seront également suspendues. Telle qu’elle est aujourd’hui, l’Europe sera figée jusqu’à ce que la deuxième série de mesures sera effectivement engagée.

• La seconde série de mesures concerne l’exercice du pouvoir et devant se dérouler selon les étapes suivantes :

1 • Une réunion exceptionnelle des chefs d’Etat prendra comme décision d’assumer explicitement et effectivement tous les pouvoirs plus ou moins régulièrement délégués à la Commission, à la Chambre européenne de justice et à la Banque centrale dont tous les membres à dater de ce jour deviennent de simples fonctionnaires d’exécution tenus d’obéir strictement aux ordres issus de la réunion des chefs d’Etats.

2 • Les membres de la zone euro, exclusivement, nommeront chacun trois parlementaires (deux de leur majorité, un de leur opposition) pour que cette commission ad hoc propose dans les soixante jours un texte de cinq pages au plus où seront exposées les raisons qui militent en faveur d’une Europe et présentera de manière succincte les principaux avantages et inconvénients des deux systèmes possibles, association, fédération. Ce texte sera soumis à référendum dans tous les pays désireux de créer une Europe viable de manière à déterminer le type de structure retenu. On rappellera à l’occasion qu’une constitution est la traduction d’une vision pas le traité exhaustif des comportements à assumer en toute situation.

Selon ces choix, il sera relativement facile de faire la liste des concessions que chaque pays membre sera prêt à accepter en vue de faire fonctionner cette Europe acceptée par l’ensemble des citoyens.

3 • Ces premières étapes achevées, chaque pays désignera un nombre très limité de représentants issus de toutes les milieux socio-sociétaux à charge pour cette assemblée de rédiger un "vademecum" des relations entre chacun des pays membres et de l’autorité chargée de gérer l’entité "Europe" telle qu’elle aura été envisagée à la suite du référendum. L’idée directrice étant que, dans une situation aussi nouvelle, aussi imprévue, il serait stupide et incohérent d’envisager une structure qui ne serait pas d’une extrême souplesse et qui puisse évoluer au moindre besoin. Une fois ce texte rédigé, il sera proposé à l’ensemble des pays toujours désireux d’être membres actifs d’une Europe qui leur appartiendra.

4 • Cela fait, les différents secteurs relevant de l’ancienne Commission, de la Cour de justice et de la Banque centrale seront réactivés peu à peu comme des organismes étroitement dépendants du conseil des Chefs d’Etat. Son travail terminé la Commission ad hoc à vocation constitutionnelle organisera un examen critique de tous les textes émis par les divers comités bruxellois au regard de leur efficacité économique, politique et sociale. Il s’agit notamment d’éviter qu’à l’avenir un pan industriel européen entier disparaisse sous prétexte d’une clause vilipendant une non-concurrence imaginaire (la disparition de l’acier européen au profit de l’Inde et de l’Aluminium français au profit des Etats-Unis, par exemple). Tout texte de portée étroitement corporative où à consonance stratégique sera soumis à suppression par avis du conseil des chefs d’Etat.

5 • D’une manière générale et systématique, toute délégation de pouvoir émise par le Conseil des chefs d’Etat s’accompagnera de la responsabilité effective du mandaté et sera soumise à une évaluation régulière qui examinera bien évidemment la nature des décisions prises et leurs conséquences.

En outre, c’est aux chefs d’Etats de s’organiser au mieux pour que leur efficacité soit performante. Il leur reviendra dorénavant de prendre toutes les décisions politiques et leur formalisation stratégique. La tactique, c’est-à-dire la traduction opérationnelle de la politique et de la stratégie retenues, sera du ressort des mandatés, employés ou non, des Etats membres, mais toujours personnellement responsables des décisions prises et de leur exécution. De l’échelon le plus élevé à la fonction la plus élémentaire, le temps sera terminé de l’irresponsabilité élevée à la hauteur d’un moyen de gouvernement.

[En prenant un exemple trivial, celui de l’attitude des responsables parisiens de ce foutoir monumental de la direction des musées parisiens à la suite d’un vol de tableaux appartenant au patrimoine national. Dans la demi-journée qui a suivi, de l’adjoint au maire chargé de la culture et des musées aux gardiens inattentifs en passant par l’inspection technique des musées, par le directeur du musée concerné, les sanctions conservatoires et/ou définitives auraient dû se succéder : démission des "chefs", mises à pied des subordonnés. Toutes, tous étaient comptables du bien commun, toutes, tous, plus ou moins directement ont failli, toutes et tous doivent être sanctionnés. Le service public n’est pas un simple slogan de mécontentement corporatiste !]

Cela fait, il n’est pas impossible que les citoyens commencent à se découvrir une conscience européenne. Alors, chiche ?

Qu’en pensez-vous ?


jeudi 27 mai 2010 (Date de rédaction antérieure : juin 2010).