Solidarité

Notre vocabulaire quotidien est le reflet, effroyablement cru bien souvent, des mouvements qui nous agitent aussi bien sur le plan du groupe qu’à titre personnel. Les glissements sémantiques sont rarement le fait du hasard, ils témoignent des modes qui nous traversent et figent nos attitudes.


Nous décrivons des situations actuelles avec des mots dont le sens, socialement et sociétalement intériorisé, nous renvoie à des situations antérieures sans rapport avec le présent. Nous attribuons à nos ressentis, à nos gestes et à nos comportements des sens et des valeurs qui prennent un caractère mythique tant ils sont éloignés de notre réalité matérielle. La confusion s’installe alors dans nos esprits comme dans nos comportements.

Le résultat le plus courant, c’est que les traitements socio-sociétaux que nous appliquons aux situations si "maladroitement" décrites sont aussi inadaptés aux réalités que ne le sont leurs descriptions. Tant qu’il s’agit de mots dont la résonance se limite à un environnement très immédiat, le mal n’est pas grand car la distance est minime entre l’objet, le geste, la démarche et leur description. Dans ces conditions-là, le poids des mots s’efface devant la portée du geste.

Mais dès que nous touchons la sphère sociale, c’est-à-dire l’univers des rapports entre membres du groupe, cette distance devient si importante qu’il n’est plus de communication possible. Nous passons ainsi du stade de l’incident à celui des grandes catastrophes sans même que la grande majorité des sociétaires en soient conscients. C’est le cas des notions qui sont figées dans les mots qui les décrivent au point que la distance entre la réalité et sa description efface toute parenté.

Quelques exemples ? L’État, la Solidarité, la Justice, la Société… et combien d’autres que nous pourrions citer, tous et toutes devenues abstrait(e)s au point d’échapper à notre entendement. Parmi ces notions, toutes également importantes, il en est une que nous allons retenir pour tenter de comprendre comment une déviation sémantique peut être paralysante et, à terme, destructrice de la cohésion sociéto-sociétale, c’est-à-dire de ce qui fait le groupe : la Solidarité.

Un détail, cependant : la consultation de dictionnaire nous apprend que la solidarité est un terme d’origine juridique qui exprime des relations de réciprocité dans le cadre d’un contrat qui décrit les relations entre partie prenantes. Il n’existe donc pas de solidarité à sens unique où un "donneur" fournirait quoi que ce soit à un "receveur", libéré de toute obligation.

UNE DÉRIVE DESTRUCTRICE

Sans doute, à mesure que la structure du groupe a évolué, faisant apparaître des distinctions
entre liens familiers et liens sociaux, l’expression de l’appartenance et ses contenus ont pris des formes différentes. L’organisation est devenue plus complexe et la hiérarchisation s’est matérialisée en privilèges divers. Sans entrer dans les détails des relations à l’intérieur des familles, des groupes divers, des tribus, des clans, des ethnies et des nations et de leurs rapports, la solidarité initiale s’est transformée et ses expressions "réglementaires" se sont figées en droits et devoirs.

Une certaine confusion s’est établie au niveau de l’expression des uns et des autres dans la mesure où la gouvernance des groupes s’est développée jusqu’à se concentrer dans un nombre limité de mains. La lutte pour la prééminence entre le spirituel et le matériel, entre autres, a profondément modifié la nature et le contenu de la solidarité initiale qui a pris peu à peu un caractère de charité où la démarche des "nantis" vis à vis des "démunis" a pris les caractères d’une police d’assurance pour bénéficier de conditions particulières au moment du passage dans un "au-delà" éventuel.

Où, quand, comment la conscience individuelle de participer explicitement à l’évolution du groupe a-t-elle commencé à s’effacer ? Un chapelet de questions dont la considération pourrait probablement nous suggérer quelques mesures d’amélioration de nos démarches sociales.

Sans tenter une étude qui demanderait d’autres moyens que les quatre pages mensuelles des "Humeurs", quelques regards jetés sur le passé pourraient nous donner quelques idées. A cet égard, l’attitude des puritains de la Nouvelle Angleterre est pleine d’enseignements. Profondément religieuse, cette communauté considérait que la misère de certains était la conséquence d’un comportement contraire à la loi divine. Chrétiens, ceux que le "Seigneur " bénissait de ses bontés se devaient de tendre une main secourable à ces exclus dans un double but, se sauver et ramener les brebis égarés vers le troupeau. Cette conception de la misère et de son "traitement" imprègnent encore aujourd’hui les démarches que nous pouvons observer en Amérique du Nord, aux Etats-Unis en particulier.

Notre attitude n’est pas fondamentalement différente, même si son origine religieuse n’est pas aussi marquée. Mais dans tous les cas, l’existence du contrat implicite qui lie chacun au groupe est effacée par les considérations nées de la pratique religieuse. Dans nos sociétés modernes, le caractère fondateur du pacte social où chacun participe au développement de la communauté a perdu son sens : l’existence de la société est un acquis qui n’a plus qu’un rapport très lointain à l’activité de chacun.

Dans ces conditions, et sans même que nous ne nous en soyons rendu compte, le ciment qui permettait au groupe d’exister, c’est désagrégé : plus rien ne nous unit, le moindre choc risque de faire apparaître l’irréalité de la construction.

Solidarité ?

Plus que jamais, la matérialité de cet ensemble de comportements éclate à nos yeux au moment où la manipulation du terme ne parvient plus à en cacher la viduité.

Prenons un exemple :

Quand ? A présent !

Où ? En Europe, en Grèce plus précisément
 !
Comment ? Par la démonstration matérielle de l’inexistence de l’Europe !

Voilà des années que nous analysons la procédure suivie et qui prétend conduire à la création de l’Union Européenne. Voilà des années que nous disons que cette construction n’est qu’une accumulation d’éléments disparates entassés sans idée explicitée qui ne résistera pas au moindre rendez-vous avec la réalité. Avec la crise créée par le comportement de la Grèce, nous y sommes. Oh, si la Grèce est le lieu et le moment de la tombée du masque, elle n’en est pas pour autant la seule responsable ! Tous les pays de l’U.E. sont complices, ne serait-ce que pour avoir poursuivi cet entassement réglementaire dont l’ossature bureaucratique ne remplacera jamais l’absence d’une vision, bref l’inexistence d’une politique.

Quel gouvernement européen a-t-il jamais eu le courage de poser les vraies questions :

• L’Europe ? Pourquoi ?

• L’Europe ? Vers quoi ?

et enfin, seulement enfin :

• L’Europe ? Comment ?

Quant au détour de quelques référendums, la troisième question a été posée, les réponses ont été marquées par le fait que la première question n’a jamais été posée sur la place publique.

Par peur de la réponse ? Par l’absence d’une vision partagée par la plupart des habitants (des habitants ? Bien sûr, il n’y aura d’Européens que le jour où ils auront librement choisi d’appartenir à une entité autrement décrite que par un document de huit cents pages, annexes comprises) de l’Europe ?

Europe intégrée, Europe des Nations, quelle Europe ?

Le Général de Gaulle, le président Adenauer en avaient une vision. Ce n’était pas la même mais elles avaient le mérite d’exister. Les "bruxellois", ces fonctionnaires, n’ont eu de cesse que d’éviter de poser ces questions publiquement… par peur d’effaroucher des populations "traumatisées" par les événements vécus entre 1965 et 1945 ? Par absence de vision ? Par crainte d’être obligés d’introduire des mécanismes de contrôle du pouvoir ?

Alors, "on" a accumulé des décisions "techniques" dont "on" pouvait dissimuler le contenu politique qu’elles ne pouvaient manquer de comporter, même si leurs auteurs n’en avait pas conscience. Prises sous la pression de lobbies aux objectifs quasiment individuels et souvent contradictoires, elles ne pouvaient constituer qu’une accumulation indéchiffrable. Pourtant, et par la force des choses, cette accumulation masquait de moins en moins qu’elle prenait une dimension politique sans cohérence aucune, Mais l’ensemble pouvait faire illusion tant que le niveau des contradictions n’était pas tel qu’il menaçait de mettre matériellement en évidence l’absence d’un "pourquoi" fondamental.

Plus que jamais, mieux que jamais, plus profondément que jamais, la viduité du sens donné à la "solidarité" apparaît aux yeux de tous et explose même aux yeux de dirigeants impuissants.

Pas de vision, pas de politique ; pas de politique, pas de contrat possible. Les traités signés depuis le début ne sont en fait que des accords étroitement mercantiles. Notons qu’ils ne méritent même pas la qualification de "commerciaux" : le commerce est la communication planétaire, le mercantilisme, l’expression d’un égoïsme suicidaire .

Dans un tel climat, toutes les tricheries, les escroqueries sont, non seulement possibles, mais de rigueur. C’est ainsi que la Grèce a pu mettre en péril toute l’économie européenne, allant jusqu’à déshabiller l’euro au point d’en révéler la fragilité. Pour nous avoir fait croire que la monnaie est une donnée de la politique au lieu de n’en être qu’un moyen, le Conseil européen porte aujourd’hui l’entière responsabilité d’une catastrophe annoncée. Sans doute éviterons-nous, cette fois encore, la faillite de quelques uns au prix de la misère de beaucoup mais le roi est nu et plus personne ne pourra plus le nier. Quels que seront les subterfuges qu’inventeront nos dirigeants, l’inexistence de l’Europe vient d’être publiquement signifiée. Aider la Grèce signifie que sous le couvert de l’U.E., un certain nombre de pays européens vont la prendre en charge. Comme nous prenons en charge les chômeurs, les exclus et autres victimes en utilisant les mêmes termes de solidarité, probablement avec les mêmes résultats, nous ne serons jamais qu’un organisme de bienfaisance. Et l’Europe, un tiroir-caisse à budget limité balloté au gré d’influences à géométrie variable selon les perspectives économiques du moment de divers groupes de pays.

SOLIDARITÉ

Sans politique, la "solidarité" n’a donc plus de sens . Elle ne matérialise aucun contrat. Comment, alors, être solidaire d’un individu, d’un groupe si rien ne lie à cet individu, à ce
groupe, sinon une déclaration unilatérale d’obligation automatiquement injustifiée puisque
prononcée unilatéralement sans aucun engagement réciproque d’échange. Il ne s’agit plus de solidarité mais de charité. Que l’organisme soit un individu, un groupe ou une quelconque
filiale de l’État, serait-elle la Commune, le Canton, le Département ou la Région, demain le Territoire, le geste est charitable. Aussi pour être supporté doit-il se masquer derrière
l’existence d’un dû, même et surtout s’il n’a aucune valeur contractuelle. Le sujet (en
l’occurrence, hélas, l’objet parce que le seul acte d’existence est une main tendue) n’a qu’une voie pour ne pas se sentir exclu du groupe auquel il ne participe plus : transformer cette charité en "dû". Cette attitude est l’expression de trois considérations :

• Dû, c’est que l’intervention est la contrepartie d’un échange, un acte de reconnaissance sociale.

• Dû, c’est que la société est tenue de donner du travail à tous et à toutes. Dû, c’est aussi une reconnaissance de la responsabilité du groupe. De là, à la culpabilisation de ceux qui produisent, il n’y a qu’un pas…

• Dû, la somme est obligatoirement actualisable, son montant même est un sujet justifié de revendications

• Quelle que soit la manière d’aborder le problème, cette culpabilisation du "non-démuni"
justifie non seulement le caractère univoque de la "solidarité" dans son acception actuelle et fige définitivement la division sociale, bloque toute tentative d’évolution des situations.

Comment, non seulement victime mais, en plus, il faudrait agir, changer de spécialité, de
métier, de statut ? Quasiment la double peine ! Il serait temps de rétablir la dignité des "non-" en les réintégrant dans le processus d’échange qui crée les rapports sociaux c’est-à-dire la société elle-même.

Le recours à l’État n’est autre que le recours au voisin car tous nous sommes le collectif. La Société, ce n’est pas nous et elles et eux, La Société, c’est nous... tous . C’est la participation qui nous fonde en tant que groupe.

Cela signifie que l’exclusion commence à l’instant même où une indemnité sans contrepartie, serait-elle symbolique, est accordée à quelque individu ou groupe que ce soit. Mais cette participation qui fonde le groupe ne peut s’exprimer que dans l’énoncé d’une politique, c’est-à-dire d’une vision formalisable en stratégie et quotidiennement traduite en tactique.

Alors ? La Grèce triche parce que l’Europe n’est pas fondée sur une politique et qu’aucun des pays-membres n’est réellement lié à l’ensemble au-delà de textes purement tactiques, souvent contradictoires. D’ores et déjà, il n’est pas absurde de penser qu’à moins de supprimer la Grèce, il en sera de nos contributions comme de l’emprunt russe… ! Quant à l’Allemagne, le gouvernement au pouvoir paye pour les comportements malhonnêtes de tout un pays membre de l’U.E., citoyens, citoyennes et dirigeants syndicaux et politiques : tous complices, chacun à sa place.

Alors ? Et en revenant à nos moutons hexagonaux, toutes proportions gardées, les comportements ne sont pas très différents. Sans doute, un peu moins de fraude, un peu moins de corruption, une administration nettement plus efficace mais au fond, la passivité des uns et des autres, l’acceptation du mythe d’une solidarité-charité publique sans mesurer que ces attitudes irresponsables entérinent la dissolution d’une nation.

Alors, n’est-il pas temps de réexaminer le contrat entre les citoyens, les habitants, seraient-ils immigrés et l’État, personnification de l’ensemble sociétal et de rappeler qu’une solidarité suppose un contrat, socio-sociétal, en l’occurrence l’expression d’une vision, la politique .

Qu’en pensez-vous ?


dimanche 30 mai 2010 (Date de rédaction antérieure : mai 2010).