Le désarroi

 Une fois de plus, des opérations sans expression politique et formalisation stratégique c’est-à-dire purement tactiques viennent de Dérouler au Moyen-Orient. Mis à part, les bouleversements géopolitiques qu’elles entraînent et qui échapperont probablement au contrôle de leurs initiateurs, elles sont capitales car elles permettent d’imaginer l’évolution de la santé économique du monde dont la responsabilité échappe aux entrepreneurs au profit des financiers. 


La deuxième guerre du Golfe est terminée...

Rarement une proposition n’a présenté autant d’ambiguïté, sinon d’ambiguïtés. La sagesse des nations (dont la viduité ne mérite aucune majuscule) prétend que : "La guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens" mais en l’occurrence plus que de politique, nous avons été abondamment abreuvés de prétextes.

Aussi, le fracas des bombardements de toutes natures (avions, missiles, chars et canons et autres ...) étant passagèrement (?) apaisé, la politique, en l’occurrence la poursuite de la guerre par d’autres moyens, est de nouveau l’objet des préoccupations des administrations, des lobbies et des intérêts plus ou moins particuliers.

Une fois de plus, pourtant, et toujours dans la mesure où personne ne peut imaginer un seul instant que le bilan (dans l’affaire sachant combien il est facile de présenter un bilan flatteur, il serait plus intéressant d’établir un "compte d’exploitation") qui nous sera offert, présentera tous les caractères de sincérité qu’une COB pourrait exiger des comptes d’une grande entreprise, les développements prévisibles sont une leçon, une de plus, pour les dirigeants d’entreprises... et pourraient l’être pour l’humanité productrice.

Ni Cassandre, ni madame Soleil, sans autels divins et sans marc de café, les "Humeurs", à leur habitude, vont cette fois-ci s’intéresser à ce que cette leçon semble porter de fruits consommables.

UNE OPÉRATION AU GOÛT BIEN TAYLORIEN

Chaque fois qu’une situation, un ensemble de propositions, des discours, débouchent sur de l’action dont les résultats nous paraissent difficilement compréhensibles à l’aune des déclarations préalables, souvenons-nous que : "quand ma bouche et mon bras sont en désaccord, je crois à mon bras". C’est avec ce regard que nous pouvons apprécier la suite des événements actuels au Moyen-Orient et en tirer quelques enseignements dont il se pourrait que nous puissions en tirer quelque parti.

Qu’en est-il ? Après une campagne éclair où le nombre de morts irakiens, civils et militaires, ne sera jamais connu avec certitude, si la partie militaire semble être terminée, la constitution (nous ne saurions parler de reconstitution tant l’effondrement a été total) de cet Irak démocratique dont la guerre avait finalement fait son objectif, ne paraît pas prochaine.

Tout d’abord, les objectifs qui se révèlent peu à peu, sont éloignés de ceux qui avaient été affichés. Le prétexte initial, l’accusation, toujours sans preuves, de la possession d’armes de destruction massive a fait place à une volonté exprimée dans les faits de supprimer un homme, son clan et le système qu’il avait installé et dont les détracteurs, aujourd’hui, avaient fait un outil, hier. Mais ce nouvel affichage, s’il était semble-t-il convenu, ne paraît pas avoir été envisagé ne serait-ce que dans ces grandes lignes : le désordre, pour ne pas dire le chaos, qui règne sur quasiment tout le territoire occupé, l’indifférence apparente des troupes (qui paraissent avoir été préparées à tout sauf aux procédures d’occupation et de maintien de l’ordre) qui accompagnent la destruction de l’appareil de l’Etat, des moyens matériels de son action éventuelle et de l’administration au sens littéral du terme, sont autant de manifestations d’une imprévision, sinon d’une imprévoyance, politique et stratégique.

C’est à croire que le "pourquoi" de l’intervention américano-britannique n’a jamais donné lieu à une quelconque étude de la suite des événements et des objectifs fondamentaux qui auraient pu leur être attribués et à une prévision réaliste de la manière de les atteindre. Pour l’heure, l’opération apparaît complètement taylorienne dans la mesure où la politique et la stratégie demeurant implicites aux yeux même de ses initiateurs, seul son caractère tactique s’explicite dans les événements auxquels nous assistons.

Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne sont ils intervenus pour

• obliger l’Irak à détruire les armes chimiques et biologiques en sa possession, son éventuelle capacité de les produire, voire de les améliorer, à supprimer les moyens nécessaires à leur utilisation

ou

• renverser un régime dictatorial considéré comme un danger réel et permanent pour la paix dans cette région du monde et, éventuellement, pour la paix dans le monde

ou

• s’assurer du contrôle de la production du pétrole Irakien

ou

• commencer à mettre en œuvre une autre organisation géopolitique du Moyen-Orient en s’assurant du contrôle d’une nation dont la situation géogra-phique et les ressources commandent l’équilibre (ou le déséquilibre) actuels

ou

les quatre à la fois, les deux premiers objectifs, voire le troisième, n’étant plus alors que les développements tactiques de la stratégie dont la quatrième hypothèse exprime la réalité politique jusqu’ici demeurée secrète ?

Bref, si toutes les hypothèses sont possibles, c’est que la politique mise en œuvre et la stratégie qui la formalise ne paraissent pas avoir retenu toute l’attention ’une équipe dirigeante qui semble visiblement privilégier la tactique.

LE DÉSARROI

Le problème, dès lors que les protagonistes d’un conflit oublient de caractériser les objectifs politiques d’un différent (la remarque est d’ordre général et s’applique avec une égale adéquation à un conflit de voisinage entre petits propriétaires mitoyens et au bellicisme de puissances planétaires désireuses de réorganiser une portion de continent), c’est qu’en l’absence d’une définition politique du conflit, nul n’est capable de signifier que la guerre est terminée, les objectifs déclarés ayant été atteints. En l’occurrence, s’il s’agissait de détruire l’appareil et le régime irakien, il semble que la mission autoconfiée à la "coalition" ait été remplie. Mais si nous nous en tenons aux propos officiellement tenus à l’ONU par les représentants des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, relatifs à l’élimination des armes de destruction massive détenues par l’Irak, pas plus qu’il ait été prouvé qu’elles existent, elles n’ont été détruites. En outre, la guerre n’ayant pas été déclarée formellement les structures de l’Etat "accusé" étant apparemment complètement délitées, il n’existe plus d’autorités constituées détenant le pouvoir de demander l’arrêt des hostilités, la signature d’un armistice et, quant à la signature de la paix, elle est, au mieux, légalement remise aux calendes grecques. L’absence de l’ONU, enfin, rend la situation encore plus inextricable puisque la levée de l’embargo et le programme d’échange "pétrole contre nourriture" dépendent du jugement que devrait prononcer cette assemblée auguste et planétaire.

Comme quoi, le désordre ne règne pas seulement sur le terrain local... et le désarroi qui semble gagner les populations autochtones, n’épargnera bientôt plus les cercles "civilisés" dont, auxquels,... etc... Inquiétant ! Non ?

Le monde entier, les Irakiens eux-mêmes et les puissances occupantes (pardon, les coalisés, mieux les belligérants vainqueurs, puisque les objectifs...etc, etc...) sont en train de découvrir que l’établissement d’un Etat (même s’il est régi par le "droit du plus fort") exige ce "quelque peu de planification" qui ne peut être envisagé qu’à partir de la définition politique de l’objectif fixé à cet Etat et l’expression de sa formalisation stratégique.

Bref, comment fonder réglementairement les mesures essentielles à la survie des Irakiens et à l’organisation démocratique de leur pays au regard des principes internationaux (dans la mesure où, dans le monde délité d’aujourd’hui, quelque référence soit encore nécessaire) ? Quelle que soit l’idée qu’en puissent avoir les "coalisés", leur impréparation politique risque de laisser sans réponses les revendications des groupes confessionnels chiites, les seuls qui paraissent aujourd’hui nationalement organisés. Les seuls aussi qui paraissent avoir un comportement politiquement fondé : l’établissement d’une république islamique !

Et puis, dans ces conditions, qui représente l’Etat, que représente-t-il ? Qui va en définir la forme, qui va l’organiser, qui va gouverner et comment ? Qui commande et paye les fonctionnaires, qui va choisir les priorités de la reconstruction, qui va choisir les "reconstructeurs" et payer les interventions ? Comment intégrer le "peuple souverain" aux décisions à prendre, aux choix à faire ?

Ces questions et mille autres, tout aussi essentielles, tout aussi fondamentales, ne peuvent recevoir de réponses passagères. Ces réponses, comme les questions auxquelles elles s’adressent, ne s’expriment qu’en fonction de choix initiaux, politiques. Qui sera appelé à prononcer ces choix, quand et comment ?

Le désordre actuel qui règne dans les rues irakiennes n’est que l’expression d’un phénoménal désarroi. Celui qui ne peut que saisir une foule sans repères, sans cadre dans lequel exprimer aussi bien ses besoins que ses éventuels désirs, sans structure dans laquelle organiser la travail collectif sans lequel il n’est pas de communauté possible. Ce désordre est l’enfant de l’imprévoyance, du vide politique, de l’impossibilité de définir une stratégie et du développement incontrôlé d’appétits incontrôlables et individuels.
Le problème n’est pas tant de savoir si les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont eu tort ou raison de se lancer dans cette aventure et d’y entraîner, volens nolens, tout le monde judéo-chrétien, que de s’interroger sur le fait qu’il soit aujourd’hui possible de secouer une certaine organisation du monde sans expliciter auparavant à tous ceux dont la vie sera profondément bouleversée par cette opération, quels en sont les objectifs à long, moyen et court termes et la manière d’y parvenir. Bref quelles sont la politique, la stratégie et la tactique que les Etats-Unis se proposent de nous offrir, sinon de nous imposer, quitte à mettre au pas les récalcitrants.

En fait, il s’agit moins de s’opposer (qui, en fait, serait aujourd’hui suffisamment puissant pour pouvoir s’opposer à la puissance dominante avec quelque chance de succès ?) que de comprendre la politique menée, d’en saisir la formalisation stratégique et d’organiser des tactiques de survie qui puissent s’inscrire sans dégâts majeurs dans le nouveau modèle social aussi passager qu’il puisse être. En l’occurrence, toutes les considérations d’ordre moral, humanitaire ou philosophique ne sont que "paroles verbales" (cf. la sémantique appliquée par le "Canard enchaîné") et n’ont de valeur que consolatrice. Il ne s’agit ni de "cynisme", ni de "réalisme" mais de constater qu’enfin nous assistons au niveau planétaire à des comportements dont nous pensions jusqu’à aujourd’hui qu’ils relevaient de l’individu. Une certaine hypocrisie qui habillait les comportements internationaux d’un voile pudique vient de se dissoudre. Est-ce regrettable ? Faut-il s’en féliciter ? La question n’a plus de portée qu’académique.

C’est ! Un point, c’est tout !

JUSQU’AU DERNIER D’ENTRE NOUS !

Mais il est toujours intéressant de se pencher sur les errements des personnages qui, sur le terrain de la politique, peuvent se permettre les incongruités les plus totalement aberrantes parce que les conséquences de leurs choix peuvent être observées jusqu’au bout de leurs développements. Ce n’est que rarement le cas dans tous les autres domaines de notre quotidien...

Encore que des exemples récents, est-ce une simple coïncidence, s’accumulent et surprennent(?).

Les déboires d’Enrom, de Vivendi, de France Télécom, d’Alcatel, de plusieurs compagnies de transport aérien de nationalités diverses, pour ne citer qu’une poignée incomplète d’entreprises, relèvent toutes de la même origine : le mépris du "pourquoi" et son effacement devant les "comment". Toutes les "explications" avancées, la conjoncture, l’Irak, Al-quaïda, la pneumonie atypique, sont de nature tactique. Le raisonnement même qui consiste à attribuer des échecs politiques à des aléas tactiques est une éclatante manifestation de confusion entre les univers de notions aussi étrangères l’une à l’autre que la politique et sa formalisation stratégique, d’une part, et celui de leur traduction opérationnelle, la tactique d’autre part.

Jusqu’ici, la contrôle exercé par un petit nombre d’actionnaires vigilants, la prépondérance des "ingénieurs" sur les "financiers" retenaient le fonctionnement des entreprises dans le monde de l’action où la conception, la fabrication et la vente s’appuyaient de manière cohérente sur les désirs des consommateurs (le "marketing", en l’occurrence, même s’il tentait d’orienter les choix, était néanmoins tributaire de la tendance "majoritaire"). Le jour où, à la suite d’une autre lecture de la consommation, les théoriciens ont cru discerner que le consommateur était devenu malléable et idéologiquement influençable à merci, les concepteurs sont devenus transparents et les "financiers", ultrasensibles à la température supposée d’un marché dont ils inventaient l’image à loisir, les ont supplantés. Sans règles et sans références (le bon sens étant devenu synonyme de "ringardise"), l’excès est devenu la règle et l’étude de marché, un exercice purement académique... au point d’ailleurs que cet univers, inventé de toute pièces, s’est substitué aux yeux des décideurs à la réalité la plus élémentaire. Aussi, les chutes spectaculaires que nous observons sont-elles, encore aujourd’hui, considérées comme des revers quasiment artificiels qu’un futur très proche corrigera. Il n’est que d’écouter les "explications" et les "aveux" que nous prodiguent ces "capitaines" qui se sont crus d’industrie, alors qu’ils n’étaient que de minables capitaines de "bâteaux-lavoirs" ancrés sur des lacs de certitude figés et imaginaires. Leur argument qui se veut imparable et définitivement exonérateur, sinon quasiment gratifiant, est : "Nous avons eu raison trop tôt !" Bref, ils utilisent à leur tour, l’aphorisme de B. Brecht que nous citons si fréquemment et rejettent sur notre stupidité conservatrice le poids de leurs inconséquences.

Ce qui est nouveau, c’est que jusqu’ici seule l’administration de l’Etat, c’est-à-dire le champ politique, pouvait conduire au triomphe de l’absurde. Aujourd’hui, l’incompétence de la plupart se reflète dans l’incompétence nouvelle des dirigeants. Au moment où la politique et sa traduction stratégique deviennent la seule garantie de la pérennité d’une entreprise quelle qu’elle soit, la règle financière ne se réclame plus que de l’immédiat, c’est-à-dire de la tactique... et les actionnaires deviennent incapables de défendre leur patrimoine dans la mesure où l’atomisation du capital laisse les mains libres à des technocrates qui s’autorémunèrent en dehors de toute référence à la matérialité de leurs interventions. Avons-nous jamais entendu dire que MM. BON et MEISSIER, par exemple, allaient contribuer au rétablissement des comptes de leurs entreprises respectives, dont les échecs sont directement issus de leur incompétence, en mettant la main à leur poche ?

Nous pouvions, il y a quelques temps encore, faire confiance au marché dans la mesure où il reflétait alors, avec décalage peut-être, la réalité des transactions matérielles de biens et de services consommables. Ce n’est plus le cas aujourd’hui où sa volatilité ne fait qu’exprimer son caractère imaginaire. L’investisseur industriel n’existe plus, ce qui se vend ce ne sont plus de la propriété industrielle et une espérance de progrès mais des modes.

Ce qui est en jeu (c’est le cas de le dire), c’est la prévision de la prochaine coqueluche et l’estimation du temps qu’elle durera. Quant à la coqueluche elle-même, ses conséquences à court et moyen termes comme les évolutions qu’elles pourraient déclencher... !!!

Les entreprises ne devraient-elles pas redécouvrir les ingénieurs et inventer ensuite un nouveau moyen de financer (plutôt que de "se refinancer", un terme qui nous paraît lourd de significations, pas réellement positives) leurs évolutions comme leurs capacités de les promouvoir ?

Et si, tous ensemble, nous inventions le progrès ?

Qu’en pensez-vous ?


samedi 13 décembre 2008 (Date de rédaction antérieure : mai 2003).